Strong winds - Chapitre 89 - Je veux te voir te mettre en colère une fois.

 

La demeure était d’un silence absolu, il n’y avait aucun bruit.

« Sainte Vierge ! » Le petit serviteur appela encore une fois, agenouillé au sol sans oser lever la tête, prenant la chaise vide devant lui pour un objet sacré et l’adorant.

La lune pénétrait par les barreaux de la fenêtre et rendait tout dans la pièce d’un blanc blême, comme si le temps s’y était figé. Les choses semblaient isolées du monde, et les aboiements et voix sporadiques de la rue n’atteignaient pas ses oreilles. De l’autre côté, la fenêtre était grande ouverte ; Gao Lin et ses gardes se tenaient tapis dans l’ombre, veillant sur l’adoration d’une piété extrême que prodiguait le petit serviteur, de l’heure de hai à celle de zi, puis à celle de chou (NT : de 21h à 3 h du matin). Si ce dernier ne remuait pas de temps à autre, les gardes auraient presque cru qu’ils fixaient un cadavre, une statue.

Cette prosternation dura toute la nuit entière.

Les veilleurs aussi restèrent toute la nuit ; à l’aube, if fit de plus en plus clair et la rue principale voisine s’emplit peu à peu. Gao Lin dit : « Ce n’est qu’une maison vide, lui n’est qu’un pion abandonné, on ne pourra plus attirer de plus gros poissons, arrêtez-le. »

Le petit serviteur était gelé jusqu’à la moelle; lorsqu’on le traîna, son corps était engourdi comme si des aiguilles le piquaient. Il ne se débattit pas, et semblait avoir perdu toute capacité de réflexion, comme s’il avait été lavé pour devenir une marionnette du culte. Gao Lin commanda à ses hommes de fouiller la maison jusqu’au moindre recoin ; l’endroit avait été nettoyé avec un soin extrême, si bien qu’on ne trouva dans les meubles qu’une seule épingle d’argent sertie de pierres et ornée d’un papillon.

Il rapporta cet objet au bureau du gouverneur.

Liang Shu demanda : « À qui appartient cette maison ? »

Gao Lin répondit : « Elle est enregistrée au nom d’un boucher de la ville ; les autorités l’ont déjà arrêté et l’interrogent. Cet homme était aussi un adepte de la secte, et pas un de moindre rang : il portait un tatouage de la secte Baifu. »

« On n’a trouvé dans la maison que cette épingle ? »

« Il n’y avait que cette épingle ; pour le reste, il n’y avait même pas le moindre lambeau, c’est plus propre que si un chien l’avait léché. »

« Nous avons déjà vu cette épingle. » se rappela Liu Xian’an : « Au Nouvel An, au marché, cet ensemble d’épingles d’argent à motif de papillon comptait quatre pièces. J’en ai acheté trois pour A-Yuan ; il en restait une que je n’avais pas prise parce que sa couleur était trop voyante. Prince, cela te dit-il quelque chose ? »

Liang Shu ordonna à Gao Lin d’enquêter ; le marchand de bijoux fut rapidement amené. Après un long moment de réflexion, il dénonça la jeune fille en robe jaune et avoua : «C’était elle, celle qui ne cessait de demander si Troisième La jeune dame Liu était jolie. Ce jour-là, après que le Prince et le jeune maître Liu furent partis, elle a fouillé mon étal longuement ; finalement, pressée par ses compagnes, elle a acheté cette épingle à la hâte. Se montrant prodigue, elle laissa tomber un lingot d’argent et s’en alla sans attendre la monnaie. »

« A-t-elle dit autre chose ? »

« Non, elle n’a dit que ces quelques phrases au jeune maître Liu . »

Elle n’avait demandé ni ceci ni cela, seulement à quel point Liu Nanyuan était belle. Une fois le marchand parti, Liu Xian’an dit à Liang Shu : « Ne pourrait-ce pas être Umeng Yunyue déguisée ? »

« C’est possible, » répondit Liang Shu. « Elle est peut-être venue en ville pour ensorceler le petit serviteur, ou pour lui offrir une sorte de récompense afin de le rendre encore plus dévoué et ainsi en faire un pion de la secte. »

Song Changsheng avait à lui seul provoqué l’explosion de Baitouding et détruit les forces que la secte avait laborieusement bâties dans le monde des arts martiaux du Zhongyuan. Aux yeux de la secte Baifu, un tel traître devait évidemment mourir, sinon la doctrine ne pourrait plus convaincre personne. Liang Shu tira parti de cette situation et répandit la nouvelle dans Duya Cheng : il distribua or et argent et éleva Song Changsheng au rang de grand héros ayant brisé le culte, afin que tous les habitants le voient — tant qu’on se tenait en opposition à la secte Baifu, on pouvait obtenir gloire et fortune.

Poussée par la soif de renom et de profit, la ville se lança effectivement dans la traque de la secte. Dans ce contexte, Liang Shu renforça la protection de Song Changsheng : hormis le médecin et le petit serviteur, nul autre ne pouvait s’approcher. Du jour au lendemain tous ses repas et remèdes — bref, tout ce qui entrait dans sa bouche — furent préparés par le personnel du manoir du Prince Xiao ; pas une goutte de poison ne pouvait passer, et même les mouches n’osaient s’approcher.

Les voies de l’assassinat et de l’empoisonnement étaient bouchées ; la secte Baifu n’avait donc que deux options : abandonner (option qu’ils choisiraient rarement), ou s’en prendre à ceux qui pouvaient encore approcher Song Changsheng, c’est-à-dire le médecin et les domestiques, afin de trouver l’occasion de le tuer.

Liu Xian’an dit : « Pour eux, la façon la plus simple est d’envoyer une prescription capable de tuer et de nous faire croire qu’il s’agit d’un antidote. Car sinon, même s’ils corrompaient des serviteurs, le poison n’atteindrait pas le bol de Monsieur Song. »

Gao Lin rappela : « Mais il se peut qu’ils n’agissent pas immédiatement. »

Liang Shu déclara : « Dans ce cas, il faut les contraindre à agir au plus vite. »

Gao Lin hésita : « Comment les pousser à se tromper ? Ces individus sont à la fois rusés et prudents. Il ne sera pas facile de les attirer hors de leur cachette. »

Liu Xian’an intervint sur le côté : « C’est simple. Ils doivent croire que Song Changsheng est sur le point de se rétablir et qu’une fois rétabli, il sera aussitôt envoyé au camp militaire du Nord-Ouest. Là-bas, protégé par des milliers de soldats, même si la secte Baifu possédait de grandes capacités, il serait impossible de l’assassiner. S’ils veulent éliminer Song Changsheng, il faudra qu’ils saisissent cette occasion. »

Ainsi, sous le « traitement » du docteur miracle, les veines bleues du visage de Song Changsheng s’estompaient jour après jour, donnant l’impression d’une amélioration rapide. En réalité, Liu Xian’an ignorait tout du type de poison ni de son antidote. Il se contentait d’utiliser des herbes détoxifiantes et rafraîchissantes ordinaires, combinées à quelques techniques de déguisement. Chaque jour, il appliquait une couche de maquillage et un peu de rouge pour rehausser le teint, trompant à la fois les médecins et les domestiques présents.

Voyant l’état de Song Changsheng s’améliorer progressivement, la secte Baifu commença effectivement à bouger. Le garçon serviteur prit l’initiative d’apporter un « texte ancien » délabré à A-Ning. Gao Lin commenta : « Et voilà toute l’histoire qu’ils ont imaginée pour nous piéger. En réalité, ce n’était que ce vieux livre pourri. »

Liu Xian’an expliqua : « Si nous n’avions pas pris de précautions, ce livre aurait pu réellement les aider à réussir leur plan. Bien que toutes les herbes de désintoxication mentionnées dans le texte ne soient pas courantes, elles restent utilisables par des gens ordinaires. Il contient également plusieurs excellents toniques, sans aucune intention meurtrière. »

Gao Lin répondit rapidement : « Je comprends, je comprends. Séparées, ces herbes sont de bons remèdes, mais bouillies ensemble, elles deviennent toxiques. Même sans connaissances médicales, j’ai entendu assez d’histoires dans les salons de thé pour le savoir. »

Liu Xian’an secoua la tête : « Bouillies ensemble, elles restent simplement un tonique, elles ne deviennent pas toxiques. »

Gao Lin ne comprit pas : « Alors, pourquoi tant d’efforts ? »

Liu Xian’an répondit : « Il n’y a qu’une seule possibilité. Ces herbes ne sont pas venimeuses, et même bouillies ensemble elles ne le deviennent pas. Mais si elles se mêlent au poison déjà présent dans le corps de Monsieur Song, elles se transformeront en un venin mortel. »

Gao Lin comprit soudain. Ce procédé de guérisseur des chemins de traverse était réellement perfide et rusé.

Liu Xian’an, tenant la prescription en main, se plongea tête la première dans l’océan infini des livres, et fit appel à ses amis vêtus de blanc pour chercher la réponse avec lui. La première fois que Liang Shu passa devant la pièce, il le vit penché sur la table, l’air absent. La deuxième fois, il était allongé sur le divan, endormi. La troisième, il se tenait debout, mains sur les hanches, regardant au loin par la fenêtre.

Une manière de travailler si singulière, il n'était pas étonnant que maître Liu du Pavillon Baihe brandisse chaque jour son bâton pour corriger son fils — il était vrai que le commun des mortels ne pourrait comprendre.

Mais Liang Shu, lui, comprenait. La nuit, lorsqu’ils se reposaient, il prit dans ses bras celui qui avait passé toute la journée sur le divan et demanda : « Tu as travaillé toute la journée, n’es-tu pas fatigué ? »

Liu Xian’an poussa un profond soupir : très fatigué, en effet.

Alors Liang Shu s’approcha pour l’embrasser.

Les baisers ne demandent pas de réflexion, ni d’effort, et sont fort agréables. Ainsi, dans l’esprit du second jeune maître Liu, une nouvelle définition du « plaisir suprême » venait de s’ajouter. Il se laissa mordre les lèvres jusqu’à en rêver — même le monde de ses songes semblait humide et tiède. Le lendemain, les lèvres gonflées et rosies, il retourna au travail.

A-Ning, ingénu et candide, demanda : « Pourquoi le jeune maître est-il enflammé, en plein hiver ? »

Allongé sur le divan, jambes croisées, Liu Xian’an, tout en feuilletant des ouvrages dans son esprit, répondit : oh, ce n’est pas une inflammation, c’est le Prince qui m’a mordu. Je lui ai bien dit d’y aller doucement, mais voilà le résultat. »

A-Ning resta muet : « … »
Il n’était nul besoin d’être aussi précis.

Les amis des trois mille mondes s’affairèrent plusieurs jours durant. Dans la réalité, Liu Xian’an couvrit des dizaines de feuilles de papier de ses conjectures : les noms d’herbes y formaient un dense réseau d’encre. Finalement, grâce à la prétendue prescription «d’antidote» remise par le petit serviteur, il parvint à identifier le vrai poison dont Song Changsheng souffrait — et, à partir de là, à composer le véritable remède.

Lorsque Liang Shu le rejoignit, l'Immortel endormi ronflait à même le sol, tandis que le vent faisait voltiger des feuilles de papier dans toute la pièce. Liang Shu soupira, la tête douloureuse, et prit le dormeur dans ses bras pour l’emporter vers la chambre.

« Hm ? » fit Liu Xian’an, s’éveillant à moitié.

« Dors encore, » dit Liang Shu, « ne te réveille pas. »

Liu Xian’an releva un peu la tête : « Le Prince a l’air de mauvaise humeur. »

« Dans ton état, tu peux encore lire mon humeur ? » Liang Shu donna un léger coup de pied dans la porte et le posa doucement sur le lit. « Ce n’est pas que je sois de mauvaise humeur. Je calcule simplement combien de rouleaux de brocart et de couvertures de velours il faudra pour tapisser tout le palais du Prince Xiao, afin de résoudre ta manie de t’endormir partout où il y a un bout de sol. »

Liu Xian’an eut un rire bref, marmonna quelque chose d’incompréhensible, puis se retourna pour se rendormir — il dormit près de dix heures d’affilée. Lorsqu’il fut enfin reposé, il alla trouver Liang Shu pour rectifier : tapisser le palais de tapis, c’est céder à mes caprices ; le tapisser de plaques de fer, voilà ce qu’on pourrait appeler « guérir la maladie ».

« Alors, veux-tu que je te gâte, ou que je te guérisse ? »

« Que tu me gâtes. »

Le gâter davantage encore, jusqu’à l’excès — voilà qui convenait parfaitement à Liang Shu. Il sourit, attira le jeune homme contre lui, et de son pouce, lui massa doucement les tempes : « Depuis qu’il prend la nouvelle médecine que tu lui as prescrite, Song Changsheng va beaucoup mieux. Mais pour l’instant, il continue de feindre l’état d’avant, sans que nul ne s’en aperçoive. »

« Alors nous pouvons passer à l’étape suivante, » dit Liu Xian’an en s’étirant, « tout mon corps est endolori. »

« Endolori ? » répondit Liang Shu. « Ce soir, je te masserai. »

Mais la proposition fut déclinée, car les « massages » de Son Altesse Royale le Prince Xiao n’étaient jamais de simples massages — ils s’accompagnaient souvent de caresses et de pincements difficiles à qualifier.

L’après-midi même, Liu Xian’an, contre l’avis de tous les autres médecins, décida d’appliquer la prescription apportée par le petit serviteur.

Ainsi, Song Changsheng « mourut », conformément au plan. Liu Xian’an, ayant compris le véritable poison, détermina aussi quels symptômes devaient précéder la mort, et Song Changsheng les imita à la perfection. Même si un adepte de la secte hérétique s’était tenu au chevet du lit, il n’aurait pu déceler le moindre défaut.

Quant au petit serviteur, Liang Shu et Gao Lin savaient bien qu’il avait été abandonné, sans doute à cent pour cent — mais ils décidèrent tout de même de s’en servir comme appât. Ils envoyèrent un garde déguisé en suivante de la femme aux cheveux blancs pour simuler une évasion nocturne. Ils n’avaient pas encore ferré le « gros poisson », mais avaient déjà remonté jusqu’à une maison et un boucher : ce n’était pas une mauvaise affaire.

Tout progressait comme Liang Shu l’avait prévu. Seul point fâcheux : les citadins critiquaient désormais l’art médical de Liu Xian’an. Les faits semblaient clairs — le pauvre Monsieur Song était mort sous ses soins ! — aussi les rumeurs paraissaient-elles justifiées : le Second Jeune Maître Liu, bien qu’il eût la beauté d’un immortel, n’était au fond qu’un paresseux ignorant et frivole.

Liu Xian’an, lui, n’en avait cure : il était sans doute l’homme le moins soucieux de sa réputation sur terre. Voyant A-Ning accroupi près de lui, l’air maussade, il leva son éventail de jade et montra le ciel : « Regarde la couleur de ce nuage. Penses-tu que ce soit sa vraie couleur ? Je ne crois pas. La couleur du ciel n’est pas celle du ciel véritable, pas plus que celle du nuage n’est celle du nuage véritable. Les couleurs du ciel et des nuages ne sont que celles que les hommes s’imaginent devoir y voir. »

(NT : principe bouddhiste : tout ce que nous voyons est filtré par notre perception ; la réalité intrinsèque des choses échappe à nos sens et à nos jugements.)

Il discourut longuement, jusqu’à endormir A-Ning.

Mais son propre esprit s’élevait déjà à neuf mille lieues de hauteur et il soupira : « Hélas, ma vie a des bornes, mais la connaissance, elle, n’en a point. »

La nouvelle de la mort de Song Changsheng parvint aussi jusqu’à la secte Baifu.

Wumeng Yunyou, gravement blessé, restait allongé sur son lit malgré les soins du maître de la secte et la présence de nombreux médecins et d'ancêtres qui le servaient. Entièrement enveloppé de bandages, il demanda : « Tout s’est déroulé aussi aisément ? »

« Oui, » répondit Wumeng Yunyue, assise à son chevet, « il est déjà mort. »

Wumeng Yunyou remarqua : « Pas étonnant que le Maître ait paru si joyeux ce matin. C’est que tu as encore accompli un haut fait. »

Dans la cour, des sorciers s’affairaient toujours. Liu Hengchang, mêlé à la foule, profitait de la faveur de Feng Xiaojin, grâce à qui le Maître de la secte avait bien voulu l’autoriser à «examiner» Wumeng Yunyou. Mais ce n’était qu’une permission d’observation : il ne pouvait ni poser d’aiguilles, ni prescrire de remède — signe qu’on ne lui faisait guère confiance.

Liu Hengchang ne s’en formalisa pas. Quand il vit un sorcier se diriger vers la pharmacie, il se porta aussitôt volontaire pour l’accompagner, portant une lourde caisse à la main, zélé et diligent.

Cette pharmacie n’était pas ordinaire : elle renfermait les herbes les plus précieuses de la secte , et, dans une chambre obscure, quantité de poisons et de gu. Il était presque impossible d’y pénétrer : la première porte seule possédait trois verrous.

Arrivé devant le premier portail, l’adepte sorcière se retourna et, dans un accent âpre, avertit Liu Hengchang : « C’est ici la demeure du Maître. Une fois à l’intérieur, ne regarde ni à droite ni à gauche, sous peine d’y perdre tes yeux et ta vie! »

« Oui, grande sœur, soyez rassurée, » répondit humblement Liu Hengchang en baissant la tête.

La sorcière-médecin l’introduisit dans la cour. La demeure du Maître de la secte était lourdement gardée, des disciples patrouillant partout. Liu Hengchang n’avait, en vérité, aucun droit d’entrer dans la pharmacie : il dut rester dehors, sa caisse à la main, surveillé par cinq disciples au moins. Impossible de bouger, impossible même de lever les yeux — il se serait aussitôt fait réprimander.

Liu Hengchang pensa : Eh bien, je suis venu pour rien.

La sorcière-médecin resta dans la pharmacie fort longtemps — au moins la moitié d’une heure. Le soleil, déjà voilé, disparut tout à fait, et un vent lugubre se leva. Liu Hengchang, transi, éternua, puis força un sourire et alla se réfugier sous l’avant-toit. Son mouvement étant discret, les disciples postés alentour ne lui prêtèrent guère attention.

La porte de bois, entrebâillée, fut poussée par le vent, s’ouvrant d’une étroite fente. Liu Hengchang, la tête basse, laissa son regard glisser vers l’intérieur. De cet angle, il ne pouvait apercevoir qu’une partie de la pièce : une salle déserte, où ne se trouvaient qu’une table basse et un tableau suspendu.

Dès qu’il vit le tableau, Liu Hengchang sursauta pour de bon. La femme représentée avait des yeux en amande, relevés comme ceux d’un renard; à première vue, il crut reconnaître Feng Xiaojin. Mais à y regarder de plus près, c’était bien le portrait d’une femme — d’une beauté envoûtante, d’une expression lascive, le buste penché contre une balustrade, un éventail rond à la main, semblant rire et badiner avec quelqu’un hors du cadre.

Liu Hengchang s’interrogea : leurs traits étaient presque identiques… Serait-ce la sœur aînée ou la cadette de Feng Xiaojin ? Le tableau portait une inscription, mais la distance l’empêchait d’en distinguer le texte. À ce moment-là, la sorcière-médecin sortit de la pharmacie, ayant fini de prélever ses herbes. Liu Hengchang dut donc ravaler sa curiosité, se retirer bien sagement, se disant qu’il reviendrait à la première occasion.

*

Dans la ville de Duyan, l’atmosphère, depuis la « mort » de Song Changsheng, était devenue lourde et oppressante. C’était précisément l’effet recherché par la secte Baifu : faire de cette mort un avertissement pour tous les fidèles — quiconque trahirait la Sainte Mère de Baifu courrait à sa perte.

« Même Son Altesse Royale le Prince Xiao, si renommé, n’a donc aucun moyen contre eux ?»

« On dirait bien que non. »

« Le Prince Xiao a beau être redoutable, peut-il être plus fort que les esprits et les démons ?»

« Peut-être bien que oui. On dit qu’au nord-ouest, même les fantômes fuyaient à sa vue.»

« … »

Mais le nord-ouest et le sud-ouest étaient deux mondes différents.

Peut-être que même celui que les fantômes redoutaient souffrait ici du mal du pays.

En tout cas, la liesse du Nouvel An s’était évanouie dans la ville de Duyan. Les gens qui, peu auparavant, se vantaient bruyamment de vouloir eux aussi capturer les hérétiques pour faire honneur à leurs ancêtres, rentraient désormais chez eux la queue entre les jambes. À quoi bon glorifier sa lignée, si l’on perd la vie et que nul ne sait quand viendra le jour des funérailles ? Hélas…

Chaque fois que les passants longeaient le bâtiment du gouvernement, ils ne pouvaient s’empêcher de tourner la tête pour jeter un coup d’œil et soupirer.

Mais à la porte, nul drapeau funèbre, ni noir ni blanc, ne flottait.

Pendant ce temps, non loin du gouvernement, dans la vieille forge abandonnée, un bruit soudain troubla la nuit profonde.

« Ding, ding, ding ! »

Le tintement clair du métal résonna sans relâche — en pleine nuit glaciale, il paraissait assourdissant.

Les enfants furent réveillés, les adultes aussi. On pleura, on jura, croyant que le vieux Wang, le forgeron vendeur de couteaux, faisait encore des siennes. Mais comme le vacarme ne cessait pas, certains, excédés, s’habillèrent à la hâte pour aller s’expliquer. Or, une fois dehors, ils trouvèrent le vieux Wang lui-même, emmitouflé dans un grand manteau de coton, l’air tout aussi surpris : « Pourquoi tout le monde m’injurie-t-il ? Serais-je donc fou, pour forger en plein milieu de la nuit ? »

Il n’eut guère besoin de se justifier : pendant qu’il parlait encore, les coups de marteau continuaient, réguliers et clairs.

« Ding ding, ding ding, ding ding ! »

De plus en plus rapprochés.

Dans la ville de Duyan, il n’y avait qu’un seul forgeron — le vieux Wang. Si ce n’était pas lui, alors… À cet instant, quelqu’un, soudain frappé d’effroi, se souvint du maître forgeron récemment décédé, et balbutia : « Ce… ce ne… ne serait pas… Monsieur Song ? »

Un vent glacé siffla, hérissant les poils sur la nuque de tous. C’était un spectre, forcément ! Les plus peureux tournèrent les talons et s’enfuirent sans demander leur reste ; les plus hardis se rassemblèrent en groupes, décidés à suivre le son pour en avoir le cœur net.

« Ding, ding, ding ! »

Même les autorités furent alertées. Lorsque les citadins arrivèrent à la forge, les officiers avaient déjà ceint le lieu d’un cordon serré.

Par-dessus le mur bas, on apercevait les flammes rougeoyantes qui montaient vers le ciel.

« Inspecteur Li, inspecteur Li ! » appela un jeune homme à voix basse, reconnaissant son ami d’enfance. « Frère Li, dites, c’est… c’est un forgeron que Son Excellence a fait venir ? »

« Ne demande pas, ne demande pas, rentre vite chez toi ! » répondit l’inspecteur Li, le visage pâle. « Ne reste pas là ! »

« Qu’est-ce qu’il se passe ? »

« Tu n’as pas entendu ce que je viens de dire ? Ordre du supérieur : personne ne doit s’approcher. Rentrez tous chez vous ! »

Les agents se mirent à disperser la foule. Les habitants, bredouilles, s’en retournèrent, mais l’affaire en devint d’autant plus étrange et sinistre — de quoi glacer le sang. Les jeunes, curieux, reculaient tout en se retournant sans cesse. L’un d’eux, muettement, fit un signe des lèvres à son ami : « C’est… un fantôme ? »

L’inspecteur Li hocha vivement la tête, puis fit un geste pressant pour qu’il s’éloigne.

Le jeune homme inspira brusquement, puis s’enfuit à toute allure, les jambes aussi rapides que si elles avaient été huilées.

À ce moment-là, la forge semblait réellement hantée, car Song Changsheng, qui était «mort» depuis plusieurs jours, martelait à présent l’acier, tintinnabulant d’un son clair et vibrant.

Liu Xian’an dit : « Il fallait donc tremper le métal à ce moment précis. La dernière fois que je l’ai trempé, ça se rompait toujours ; ce n’est pas étonnant que je n’aie jamais compris la raison. »

Song Changsheng, surpris, demanda : « Le Second jeune maître Liu sait donc forger des épées ? »

« Pas exactement, » répondit Liu Xian’an en prenant la pince d’acier de sa main. « Chez nous, nous avons notre propre maître forgeron, chargé de fabriquer certains outils pour trancher les herbes médicinales. Mon père, me trouvant paresseux à l’époque, m’avait contraint à aller frapper le métal ; j’y suis resté sept ou huit jours. »

Plus tard, le Second jeune maître Liu fut littéralement étourdi par la chaleur, et resta au lit avec un linge froid couvrant son front pendant trois jours. Madame Liu, furieuse, passa autant de temps à réprimander son mari, jusqu’à ce que le Maître Liu, irrité, monte à cheval et menace de fuir la maison. Ce fut finalement Liu Nanyuan qui intervint pour ramener son père à la villa familiale.

Song Changsheng ne put s’empêcher de sourire : « Le Maître Liu a donc encore des moments d’impulsivité ? »

Liu Xian’an répondit lentement : « Mon père est un homme normal, après tout. »

Les hommes ne peuvent échapper à l’impulsivité. Quant au Second jeune maître Liu, il ne jugea nullement cette conduite immature ou honteuse ; au contraire, il la trouva amusante et adorable, bien mieux que de subir quotidiennement les coups du bâton paternel, et partageait l’anecdote avec enthousiasme à quiconque voulait l’entendre.

À des milliers de li, le dit Maître Liu ressentit soudain une oppression à la poitrine.

Song Changsheng martela le fer pendant une heure entière avant de retourner se reposer. La ville redevint silencieuse, mais les cœurs restaient agités. Cette nuit-là, presque tous les habitants veillèrent, les yeux grands ouverts.

Seul le Second jeune maître Liu dormit profondément, emmitouflé dans une couverture chaude et moelleuse, plongé dans un rêve dont il ne voulait pas revenir. La raison de son réveil final : ses fesses endolories.

Mécontent, il se recroquevilla davantage dans la couverture.

Liang Shu le fessa à nouveau : « Lève-toi ! »

Liu Xian’an se tourna vers lui, sans énergie, le regardant : pourquoi devrais-je me lever, tu es toi-même allongé ?

Mais Son Altesse Royale le Prince Xiao ne réfléchit pas de la sorte. Il tira le jeune homme dans ses bras : « A-Ning m’a enseigné que, si quelqu’un ne se réveille pas même si on l’appelle ou le secoue, il faut frapper pour le réveiller. »

« Alors tu as appelé ? »

« Non. »

« Et secoué ? »

« Non plus. »

« … »

Liu Xian’an soupira longuement et se laissa retomber dans la couverture. Oubliez ça, je m'en fiche.

Mais Liang Shu ne voulait pas lâcher l’affaire. Il l’enlaça à nouveau et demanda, persistant : « Tu dors encore ? Après tout ce temps passé ensemble, jamais tu ne t’es fâché contre moi une seule fois. »

Liu Xian’an, lourd de sommeil, répondit : « pourquoi me fâcher ? »

« Fâche-toi un peu, » dit Liang Shu en baissant la tête pour l’embrasser. « Je veux te voir en colère, ne serait-ce qu’un petit coup de colère matinal. »

Le Second jeune maître Liu ignora totalement cette demande étrange : il n’avait aucunement l’intention de se lever, et il n’avait aucune colère.

Alors Son Altesse Royale le Prince Xiao commença à improviser, de haut en bas, le touchant à travers les vêtements, puis directement sur la peau.

L’Immortel Endormi resta impassible.

Liang Shu posa son menton sur son épaule, appliquant une légère pression.

Liu Xian’an, allongé sur le lit : « … »

Liang Shu pencha la tête et demanda : « Toujours pas fâché ? »

Liu Xian’an pensa : en fait, c’est plutôt agréable.

Il tourna la tête vers lui.

Dans les yeux de Liang Shu brillait un sourire, si proche : « Hmm ? »

Liu Xian’an se retourna alors et se recoucha.

Pas de colère.

Je ne peux pas me mettre en colère.

 

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L’auteur a quelque chose à dire :

Xiao Liang : Ma femme, gronde-moi.

Xiao Liu : Zzzzz…

 

Traducteur: Darkia1030