Strong winds - Chapitre 106 - Les rêves des immortels devraient toujours être exacts.
Même un Immortel endormi âgé de quarante-huit mille ans doit manger, et il est absolument impossible de vivre sans argent. Ainsi, ce soir-là, le Premier jeune maître Liu reçut une liste de dépenses quotidiennes longue à n’en plus finir. Liu Xian'an se tenait à côté de lui, expliquant point par point : lui et A-Ning ne dépensaient en réalité pas grand-chose, mais comme il fallait en plus entretenir un prince, cela devenait relativement coûteux.
Liu Xianche était complètement perplexe : il était naturel pour lui d’entretenir son propre frère, mais pourquoi Son Altesse Royale le prince Xiao devait-il aussi être pris en charge par la Résidence de Baihe ?
« Parce que Son Altesse n’aura plus de solde le mois prochain », expliqua Liu Xian'an. « Il vient de m’acheter une très belle pierre de rubis, et il a dépensé tout son argent. »
Liu Xianche resta silencieux.
En tant qu’aîné de la famille Liu, il avait le devoir d’enseigner à ses frère et sœur à être économes, modestes et respectueux, et de leur rappeler de ne jamais sombrer dans le luxe démesuré. Mais, en y réfléchissant, lorsqu’il s’agissait de l’anniversaire de ce frère-là, il ne choisissait presque jamais un cadeau selon ses goûts ; plusieurs années même, il était parti pratiquer la médecine et n’avait strictement rien offert. Il avait tout bonnement oublié. Il finit donc par consentir à cette demande, non sans douleur, sans les réprimander davantage, et d’un geste excédé il conclut : « Va te servir toi-même à la comptabilité. »
Liu Xian'an obtint ainsi une liasse de billets d’argent. Sitôt sorti, il tourna à gauche et remit le tout à l’intendant de la résidence du prince Xiao. L’intendant, encore très jeune, n’avait jamais vu pareille somme : il resta médusé, balbutiant qu’il n’en fallait pas, vraiment pas, que Son Altesse avait de l’argent, beaucoup d’argent !
Même s’il en avait, il fallait accepter. Après avoir laissé les billets, Liu Xian'an retourna dans sa chambre, extrêmement satisfait, afin d’y poursuivre son sommeil. A minuit, quand le veilleur de nuit passa en frappant sa crécelle, la porte fit entendre un « couiiic ». Le prince Xiao, qui venait d’achever les affaires militaires et avait appris qu’il était désormais entretenu à prix d’or, ne pouvait attendre le lendemain : il devait prouver sur-le-champ qu’il valait amplement la somme.
L’Immortel endormi, massé jusqu’à n’en plus pouvoir, tira la couverture par-dessus sa tête, tandis qu’on lui saisissait déjà les pieds. Dans ce domaine, Liang Shu avait des goûts discutables : il aimait particulièrement venir l’importuner quand l’autre était à moitié endormi. Plus il était épuisé, contrarié ou surchargé dehors, plus il avait envie, de retour à la maison, de taquiner l’« œuf paresseux » qu’il avait dans les bras. Heureusement, le deuxième jeune maître Liu avait bon caractère, et surtout la capacité de dormir d’un sommeil de plomb en toute circonstance. Une paire parfaitement assortie, à vrai dire.
Liu Xian'an bâilla : « J’ai rêvé du commandant Ku. »
Liang Shu demanda : « Le rêve était-il bon ? »
« Oui », répondit Liu Xian'an. « Très bon, extraordinairement favorable. Tous les souhaits se réaliseront. »
Liang Shu sourit et le serra un peu plus : « Alors tant mieux. »
Les rêves des immortels devraient toujours être exacts (NT : d’après le taoïsme, les êtres proches du Dao perçoivent l’ordre caché du monde, et leurs rêves reflètent la vérité plus qu’ils ne la prédisent).
La nuit était profonde ; toute la montagne semblait drapée d’une immense étoffe noire, et même la lumière de la lune s’était affadie jusqu’à disparaître presque complètement.
Ces derniers temps, chaque fois que Liu Hengchang examinait Ku You, des sorciers et des gardes se tenaient à ses côtés. Il avait des dizaines de choses à dire, mais ne trouvait jamais l’occasion. Le jour fixé par Mu Zhe approchait, mais les yeux du commandant Ku n’avaient toujours pas montré la moindre amélioration. Il était rongé d’inquiétude. Les supplices de la secte Baifu étaient innombrables, trancher un bras ou crever des yeux y était monnaie courante. En repensant à ces scènes sanglantes, la main de Liu Hengchang trembla : il manqua de peu de lui entailler l’os de la pommette.
« Tss… » Il retira vivement sa main, mais laissa tout de même une perle de sang sur le visage de l’autre.
« Si ton esprit est ailleurs, pense davantage et fais moins », dit Ku You. « Pour ne pas, par un geste malheureux, finir par nuire aux autres comme à vous-même. »
Liu Hengchang n’avait pas saisi l’avertissement contenu dans ces mots, mais Wumeng Yunle arrivait déjà, relevant légèrement le bas de sa robe. Ces jours-ci, elle ne cessait de venir. D’une part sur ordre du maître de secte, d’autre part parce qu’elle voulait regarder encore et encore ces yeux d’or.
Ku You restait taciturne avec tout le monde ; Wumeng Yunle était la seule personne à laquelle il consentait à dire quelques phrases supplémentaires, même si leurs conversations se ressemblaient d’une fois à l’autre. Et lorsque tous deux discutaient, Yuan Yu restait dehors, silencieux, l’air plein de dédain.
Il aimait autant la beauté de cette femme qu’il méprisait sa superficialité et son ignorance : elle ne pensait qu’à rivaliser de beauté avec d’autres femmes, et n’était même pas aussi appréciable que les statues de saintes. Au moins, les statues étaient silencieuses, non bavardes, et leur beauté parfaite laissait place à l’imagination.
Wumeng Yunle demanda : « Alors est-ce que tu aimerais une personne comme Liu Nanyuan? »
Ku You répondit : « Personne ne peut ne pas aimer la troisième demoiselle Liu. »
« Et est-ce que tu pourrais aussi m’aimer, moi ? » demanda Wumeng Yunle.
Ku You demanda alors : « Une fois ôtée la carapace factice de “sainte”, que te reste-t-il réellement, qui mérite d’être aimé ? »
« J’ai… »
Il la coupa : « Tu as un beau visage. Tu l’as répété trop de fois. Et je l’ai déjà dit plus d’une fois : mon admiration envers la troisième demoiselle Liu n’a aucun rapport avec son titre de “plus grande beauté du monde”. Même avec les traits les plus ordinaires, son nom résonnerait dans tout le Sud-Ouest. »
Wumeng Yunle lança son mouchoir au visage de Ku You, furieuse. Elle savait vaguement distinguer le bien du mal, mais sans parvenir à dire lequel était lequel. Elle se laissait toujours mettre en colère par ce qu’elle jugeait les propos de Ku You « déraisonnables », mais revenait immanquablement le lendemain. Elle avait même revêtu une tenue encore plus élégante, au cas où, d’un instant à l’autre, sa vue reviendrait.
Yuan Yu s’irrita : « Elle est tombée amoureuse de quelqu’un qu’elle ne devrait pas aimer. Pour être exact, dans le plan du maître Mu, elle n’était censée tomber amoureuse de personne. »
« Pourtant, elle est une pièce indispensable du plan », répondit Mu Zhe, qui ne semblait pas y attacher d’importance. « À moins que tu puisses trouver une seconde personne capable d’amener Ku You à ouvrir la bouche. »
« Yuan Yu était de plus en plus insatisfait : “Il est lui aussi tombé amoureux d’elle, uniquement à cause de sa voix, parce que sa gorge est plus mélodieuse que celle d’un rossignol.” »
« “L’îlien Yuan apprécie vraiment beaucoup ma A-Le.” Mu Zhe sourit. “Soyez tranquille, je me souviendrai de notre transaction.” »
« “Mais elle est une sainte.” »
« “Elle n’est pas une sainte, c’est moi qui l’ai faite sainte”, corrigea Mu Zhe. “Dans ce monde, ce qui ne manque jamais, ce sont les jeunes filles belles et dociles ; elle n’est nullement irremplaçable. Ce que j’ai réellement estimé, depuis le début, n’a toujours été que son frère.” »
« “Ce tueur aussi rapide que l’éclair, mais j’ai entendu dire qu’il avait été blessé par Liang Shu, grièvement blessé.” »
« “C’est pourquoi j’attends aussi. S’il ne se rétablit jamais…” »
« Yuan Yu le regarda avec mépris : “Le chef Mu ne va tout de même pas vouloir le tuer lui aussi ?” »
« “Naturellement non”, répliqua Mu Zhe. “Mais j’ai bien des moyens de le faire se relever de nouveau.” »
Après s’être assuré que ces sorciers ne partiraient pas avant un certain temps, et que Wumeng Yunle ne l’aiderait pas dans cette affaire, Liu Hengchang décida de prendre le risque de transmettre en bas de la montagne la nouvelle selon laquelle Mu Zhe s’apprêtait à infliger des sévices cruels à Ku You. Il n’ignorait pas la possibilité que cela soit un piège, mais si cela ne l’était pas ? Il décida donc finalement de tenter sa chance.
Pour pouvoir choisir l’itinéraire le plus sûr, il avait, ces derniers jours, sous prétexte de cueillir des herbes, exploré la position de tous les postes de garde alentour ; et il choisit finalement une nuit où la lune était noire et le vent élevé, pour se faufiler en secret dehors afin de descendre la montagne.
Il suivit un sentier sans surveillance, le pas pressé, marchant très vite, puis, vers la fin, se mit carrément à courir éperdument en avant. Le temps était compté : il devait être revenu dans la forêt avant que le soleil ne se lève.
Un cueilleur d’herbes possède un excellent sens de l’orientation : il n’avait presque pas besoin de se servir de la boussole qu’il tenait en main, et pouvait, rien qu’à la densité des arbres, distinguer l’est, le sud, l’ouest et le nord.
Voyant que l’ouverture de la montagne était déjà proche, Liu Hengchang se dissimula derrière un rocher, n’attendant plus que la troupe de patrouille s’éloigne pour aussitôt sauter de cette petite falaise.
« Un, deux, trois ! »
Liu Hengchang se donna courage en silence. Il avait eu tant de peine à attendre que tout autour devienne silencieux, et, juste lorsqu’il s’apprêtait à s’élancer, une douleur sourde lui traversa l’épaule ; aussitôt, la moitié de son corps commença à s’engourdir. Il ouvrit la bouche sans pouvoir parler, frappa au hasard d’une paume, terrifié, mais n’était évidemment nullement de taille face à l’assaillant.
Ses grands points vitaux ayant été scellés, Liu Hengchang ne put qu’être porté, raide comme un bâton, tout le long du chemin, jusqu’à… sa propre demeure ?
« Keh, keh ! » Encore sous le choc, il fit quelques pas pour poursuivre, mais la silhouette en noir avait déjà disparu sans laisser de trace.
Il ne resta dans l’air qu’une très légère senteur médicinale, un parfum que Liu Hengchang connaissait bien, et que l’on retrouvait la plupart du temps sur le corps de Feng Xiaojin.
Ayant réalisé cela, Liu Hengchang fut bouleversé au plus haut point ; les jambes flageolantes, il s’assit sur le seuil, le cœur battant comme un tambour de guerre.
Si c’était réellement le jeune maître Feng… Cela signifiait-il que l’autre avait découvert depuis longtemps son intention cachée ? Mais si cela était découvert, pourquoi ne l’avait-il pas démasqué?
Liu Hengchang se tapa deux fois la tête, toute en désordre, regrettant un peu sa témérité de ce soir : face à une situation imprévue, il aurait effectivement dû faire preuve de davantage de calme et de sang-froid.
Traducteur: Darkia1030
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